La mort n’a plus de patience

Nous avons quitté la Roumanie il y a 19 ans. Nous étions très jeunes, nous n’avions que 26 ans. La peur de l’inconnu, les inquiétudes, les questions étaient toutes présentes, mais la mort était loin, très loin encore. Nous ne sentions pas encore sa froide respiration à l’arrière du cou. La vie, par contre, était toute là, c’était elle qui avait besoin d’espace, de tout l’espace: émigrer dans un pays étranger sur un autre continent, élever les enfants, faire des études, ensuite travailler…Nul temps pour penser à la mort. Bien sûr, l’idée de la mort faisait son chemin dans nos têtes, de temps en temps, perverse, surtout lors des insomnies nocturnes. Le matin, toutefois, l’action réussissait toujours à nous la faire oublier. Car si on n’y pense pas, on peut s’y éloigner. Mais la mort … eh bien, la mort a de la patience.
Peu à peu, elle s’est fait un chemin vers nos cœurs et nos têtes et à un moment donné elle est arrivée tout simplement dans nos vies. Sans y être invitée, ni même attendue.

«Elle est morte …» Deux mots à côté d’un prénom bien connu et soudain, la joie déserte votre âme, votre cœur se serre dans un spasme douloureux. Vous sentez le souffle froid de la mort, plus proche que jamais. Vous essayez de continuer à vivre votre vie aussi normalement que possible, même si vous savez bien que maintenant … eh bien, maintenant, la mort n’a plus de patience.

Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai

Je n’ai rien écrit sur le blog depuis janvier. Plus précisément, depuis presque un an. Si j’y pense, j’écris à peine un texte ou deux. Depuis Facebook, j’ai abandonné le blog, il y a personne qui prend le temps de lire un texte plus long que 10 lignes, dis-je. Malgré tout, en le publiant sur le blog, j’ai l’impression de mettre un morceau de papier dans une bouteille et de la mettre à la mer. Il est peu probable que quelqu’un la trouve et il est presque impossible que quelqu’un essaye de déchiffrer ce qui est écrit sur le petit bout de papier. Au fond, il ne suffit pas de trouver la bouteille, il faut se donner la peine de faire sortir le papier, de le déchiffrer, se demander qui l’a mis là, dans quel but, pour qui… Que je suis prétentieuse, n’est-ce pas ? Surtout que je n’ai pas grande chose à dire.
Bien sûr, je peux toujours publier sur Facebook. Toutefois, le blog reste un espace plus intime, même si aussi accessible que FB. Mais quand je publie quelque chose sur le blog, j’ai envie de le faire soigneusement puisque mon texte sera, à son tour, lu avec plus d’attention, avec moins d’impatience.
Je suis très nostalgique quand je retourne sur le blog, même si cela m’arrive maintenant rarement, très rarement, comme je l’ai dit. Il fut un temps où des discussions étaient possibles dans cet espace virtuel, de vraies conversations, où le contact humain existait encore et où la joie de “parler” avec l’autre signifiait beaucoup. Je ressens la cruauté de ce FB, je me sens volée, trompée, effacée. Et cela me fâche. Je ne comprends peut-être pas ce que sont les réseaux sociaux, mais une chose est sûre: s’ils se voulaient un espace pour la communication, la mission est absolument ratée. La chirurgie a réussi, le patient est mort.
Naturellement, rien ne m’empêche d’écrire, comme avant, sur mon blog. Je suis très consciente du fait que rien de ce que j’écris n’est assez significatif pour que je prétende que les gens m’accordent des minutes précieuses de leur temps. Ce n’est pas à propos de ça. Ceci n’est pas une lamentation narcissique, mais une toute autre chose : peu importe les bêtises que j’écrivais sur le blog, ce qui comptait, c’était l’exercice lui-même. Ce qui était important c’était de s’arrêter, avec l’objectif bien défini de réfléchir (ou du moins d’en essayer). Une question était posée, une réponse apparaissait. Ou au moins une tentative de réponse, une légère pensée. Quelque chose tournait. C’est la raison de mes lamentations: la nostalgie du contact humain, le manque de communication authentique. La tristesse de l’effondrement final de ce qui pourrait (encore) être un monde. Et la peur qu’il n’y ait aucun moyen de revenir.
« Il y a longtemps que je t’aime, jamais ne t’oublierai … »
J’aime cette chanson française traditionnelle qui est souvent chantée par des enfants. Elle tourne dans ma tête pendant que j’écris. On y parle d’une amitié perdue. Ou d’un monde. Il peut s’agir de solitude. Ou de nostalgie.

PS. Au moment de la publication de ce texte sur mon blog, je découvre un message d’un ancien collègue du lycée avec qui je n’ai pas communiqué depuis des années et qui m’écrit ce qui suit:
« Je regarde toujours ton blog et je vois que vous avez été paresseux récemment. Ce que vous avez écrit jusqu’à présent est très beau et il est dommage que vous écriviez si rarement. Nous attendons de nouvelles pensées! J’ai beaucoup aimé “De la médiocrité et du génie”. Cordialement »

Oh comme les voies du Seigneur sont mystérieuses! … Cela m’a fait me sentir … comme un grand poète roumain disait… « incroyablement heureuse “. Parce que… “Eh bien, les chevaux ne meurent quand les chiens le veulent. Et sinon … ”

Merci de tout cœur, cher ami! Ce texte vous est dédicacé !

De felicitas

I remember one morning…
getting up at dawn…
there was such a sense of possibility!
You know? That feeling?
And… and I remember thinking to myself:
‘So this is the beginning of happiness…’
‘This is where it starts!’
‘And, of course, there’ll always be more.’
Never occurred to me
it wasn’t the beginning,
It was happiness.
It was the moment…

― Virginia Woolf

C’était un matin d’automne , en Roumanie, je sirotais un café sur une terrasse de Copou,un joli quartier de Iassy . Je commençais mes études universitaires, j’étais très jeune, je n’avais pas 19 ans. Je venais d’arriver dans la ville, j’étais heureuse, j’avais gagné ma place, j’étais enfin libre, j’étais prête … J’étais prête pour le bonheur. Oui, je m’en souviens encore comme si c’était hier: le sentiment que tout était possible, que le bonheur était à ma portée … qu’il suffisait que je tende la main pour le toucher…Les anciens Grecs disaient que nous ne vivons jamais dans la dimension du présent, parce que nous vivons soit dans la nostalgie du passé, soit dans l’espoir du futur. Comme Ulysse, durant ses 20 ans d’errance, nostalgique après son Itaca, espérant le revoir un jour, oublie de vivre dans le présent. Ce n’est que lorsqu’il retrouve la fidéle Penelopa, que le bonheur redevienne possible pour lui et le temps s’étire puisque la joie des retrouvailles est trop forte pour que le passé ou le présent ait de l’importance.
C’est précisément ce qui m’est arrivé ce matin-là, à la veille de mes 19 ans: j’ai réussi à ressentir le bonheur absolu de l’instant présent, sans qu’il soit troublé par les regrets et la nostalgie du passé, ou par les espoirs et les angoisses du futur. Je peux dire que j’ai eu la chance de vivre un instant de pure bonheur. Je n’étais pas consciente de ce qui était en train de se passer. La révélation, je l’ai eue des années plus tard, en lisant Virginia Woolf. Ce moment précis du passé m’est venu à l’esprit sans effort, spontanément, naturellement, comme s’il était programmé. … Pour que je me souvienne que cet instant-là… C’ÉTAIT LE BONHEUR ! J’aurais dû pleurer alors, et crier, supplier, comme Faust … “Arrête, tu es si beau!” Ou peut-être pas…